Les Assyro-Chaldéens et l'action des grandes puissances
dans la région d'Ourmia - 1917-1918

 

Daniel METHY  

 

Article publié dans Studia Kurdica, no 1-5, 1988, et placé sur le site du CEK en format HTML avec l'accord de l'auteur.
 

 

L'histoire des conflits du Moyen-Orient offre maints exemples de l'extrême imbrication des intérêts locaux, tant sociaux que politiques ou religieux, et des intérêts internationaux à différents niveaux. Le conflit libanais, avec son enchevêtrement dramatique d'antagonismes, en fut un caractéristique.

Le destin assyro-chaldéen durant la première guerre mondiale le surpasse pourtant.

Rarement, il aura été donné d'observer un conflit mêlant de manière si intime et si profonde les intérêts stratégiques des grandes puissances aux affrontements spécifiques et locaux de différentes communautés. Mettant en cause des populations entières, bien moins nombreuses cependant que les effectifs engagés dans une seule grande bataille, à Tannenberg, à Verdun... Il ne pouvait constituer qu'un théâtre secondaire, d'importance relative, mais il fut pour ces populations un véritable cataclysme, et une étape essentielle de leur Histoire, telle qu'elles la vivent encore aujourd'hui.

Au début de la Grande Guerre, les populations assyriennes et chaldéennes, selon les noms lourds à porter que leur avait donné l'imagination fertile des missionaires du siècle précédent, comprenaient deux branches principales. En Perse, dans la plaine d'Ourmia, depuis le sud du lac jusque vers Khoï, vivaient environ 30 000 Chaldéens. Paysans pour la plupart, ils se divisaient dans leur rattachement soit à l'Eglise catholique, soit à l'Eglise orthodoxe, soit aux diverses églises protestantes anglo-saxonnes. L'autre branche se trouvait dans l'Empire ottoman, dans la région de haute montagne du Hakkâri, ou sur les franges du nord du vilayet de Mossul. La majorité des Assyriens ottomans étaient encore nestoriens, sous l'autorité de leur propre Patriarche. Socialement ils étaient divisés en deux groupes bien distincts : celui des "rayats", paysans souvent misérables soumis aux tribus kurdes et celui des "ashirets", véritables tribus chrétiennes, agissant comme telles dans leur environnement kurde et dans leurs rapports avec le pouvoir central. Ces Assyriens constituaient un cas rare dans le monde islamique; ils représentaient environ 40 000 individus et un potentiel de combattants non négligeable1.

La région Nord-Ouest de la Perse était occupée depuis 1912 par l'armée russe. Dans l'attente du résultat des grandes batailles de la fin de 1914, l'etat-major décida de son évacuation fin décembre de cette année, de crainte d'y voir les troupes présentes coupées de leurs arrières par une éventuelle avancée turque dans le Caucase. Cette retraite fut l'occasion d'un premier et tragique exode des Chaldéens, en plein hiver, à la suite des forces russes, pour fuir l'armée turque et les represailles des musulmans locaux. Ourmia et sa région furent occupées définitivement pendant l'été 19152.

L'occupation de la région fut très dure pour toutes les communautés; l'interdiction de la culture de la vigne, par exemple, frappa de plein fouet les paysans chrétiens dont c'était la grande spécialité3. L'attitude des troupes d'occupation leur attira l'hostilité profonde des habitants musulmans, qui se reporta sur les Chaldéens qui, bon gré malgré, se trouvaient rejetés dans le camp russe.

Le destin des Nestoriens durant cette même période fut très différent et mérite d'être examiné de plus près pour faciliter la compréhension des événements qui allaient suivre.

Le sort des "rayats" assyro-chaldéens des plaines et des vallées fut vite scellé. Soumis depuis toujours à l'impitoyable oppression des tribus kurdes, ces éternelles victimes furent l'objet de multiples exactions à l'ombre du massacre des Arméniens, et rejetées définitivement des préoccupations stratégiques des états-majors.

Le cas des Nestoriens de la montagne fut à l'exact opposé. L'enjeu considérable représenté par la présence de plusieurs milliers de combattants dans des zones quasiment inexpugnables, à peu de distance des principaux théâtres d'opérations n'échappa ni aux Turcs, ni aux Russes; les uns vont s'efforcer d'obtenir leur neutralité, les autres leur participation directe à la guerre.

Les portes de l'Anatolie et du Kurdistan, entrouvertes aux troupes russes par la victoire de Sarikamish à la fin de 1914, ne purent s'ouvrir vraiment qu'au printemps 1915. C'est à ce moment que la question de l'attitude des tribus se posa avec acuité.

Les autorités ottomanes, très conscientes du danger, approchèrent alors les chefs tribaux et le Patriarche Mar Shimoun Benjamin. De multiples promesses leur furent faites pour tenter de s'assurer à tout le moins leur neutralité; entre autres : liberté scolaire complète, fourniture d'armements et de généreuses pensions pour toutes les élites assyriennes, Patriarche , haut clergé et chefs de tribus4. Fait remarquable, ces promesses furent appuyées par les consuls allemand et autrichien à Van qui intervinrent auprès de Mar Shimoun5. Mais tout cela ne suffit pas. Le Patriarche fut séduit par les avances russes moins précises mais plus propres à satisfaire ses vastes ambitions politiques, cela s'ajoutant à la situation sur le front favorable aux Russes qui semblaient sur le point de s'enfoncer profondément dans le Kurdistan, et d'atteindre le Hakkâri rapidement. Au début du mois de mai, la décision fut prise de se ranger aux côtés des Russes. Elle ne le fut qu'après de très vifs débats, une forte fraction de notables assyriens était en effet sensible aux promesses turques, et s'opposait à une alliance militaire aves les Russes. Le "débat" se conclut par la mort par "balle perdue" de l'oncle même du Patriarche . Cet assassinat est attribué à un ordre de Mar Shimoun en personne, et éclaire à la fois sur l'ampleur des divergences et les moeurs politiques des tribus6. Pour bien apprécier la décision, il faut se replacer dans le contexte du printemps 1915, où se développaient partout en Anatolie des massacres de masse contre les Arméniens. Ces faits étaient plus ou moins confusément connus des Nestoriens; il est très difficile de cerner leur rôle exact dans la décision finale, mais ils fournissent un cadre indispensable à sa compréhension.

C'est donc le 10 mai 1915 que le Patriarche déclara formellement la guerre à l'Empire ottoman et décréta la mobilisation générale de tous les combattants. A cette date, il était bien loin d'imaginer la suite des évènements.

La promesse de l'état-major russe de faire parvenir rapidement des renforts en hommes et matériels, semblait sur le point d'être tenue. La fin du printemps vit en effet différents succès des armées tsaristes. Ourmia et Van furent occupées : ces deux villes pouvaient constituer des bases de départ pour une expédition dans le Hakkâri, et de là vers la Mésopotamie. Cependant, il s'avéra vite que les troupes russes seraient incapables de poursuivre leur avance. Vers la fin mai, lorsque les troupes turques et les tribus kurdes commencèrent à attaquer les tribus assyriennes, celles-ci se retrouvaient isolées, ne pouvant compter que sur elles-mêmes. Commençait alors une succession de durs combats; les Assyriens ne pouvaient espérer vaincre, étant très inférieurs en nombre et en armement, mais grâce à leur extraordinaire valeur combative, ils purent se réfugier et se maintenir dans les hautes montagnes de leur habitat traditionnel7.

Les Russes ne purent répondre aux appels désespérés du Patriarche que par l'envoi en août d'une colonne de 400 cosaques, partie d'Ourmia. Cette colonne fut exterminée en chemin par les hommes de l'agha d'Oramar, suite à une traîtrise.

Isolés, bientôt à court de vivres et de munitions, les Assyriens ne pouvaient plus espérer de salut que par une fuite très hasardeuse vers les troupes russes stationnées dans la plaine d'Ourmia. L'exode commencé en août s'acheva au début de l'automne par l'arrivée en Perse de plusieurs dizaines de milliers de Nestoriens. Ce fut un véritable exploit militaire, les Assyriens déployant des trésors de courage et d'habileté tactique; mais cela restait dans la pure tradition tribale, où l'audace individuelle prévalait sur la discipline et où l'attachement au clan l'emportait sur la loyauté "nationale"8.

C'est ainsi, qu'à partir de l'automne 1915, la "nation assyro-chaldéenne" se trouvait en partie réunie dans la plaine d'Ourmia, depuis le sud du lac jusqu'à la ville de Khoï, protagoniste à part entière de la Grande Guerre.

La Révolution Russe de février 1917 allait marquer une étape essentielle. En donnant le signal de l'auto-dissolution de l'armée russe. elle modifiait de fond en comble les données stratégiques du conflit avec l'empire ottoman et imposait de nouveaux objectifs.

Dans un premier temps, le gouvemement provisoire essaya d'améliorer le comportement des troupes d'occupation en donnant des consignes de modération quant aux rapports avec la population et en procédant à d'importants changements de personnels. Mais tout cela resta vain. L'effondrement complet, dès le printemps 1917, de toute discipline entraîna la recrudescence des pillages et des meurtres.

Le commandement lui-même semblait peu touché par la grâce révolutionnaire; par exemple, il refusa obstinément toute intervention humanitaire de la Croix-Rouge américaine auprès des multitudes de réfugiés kurdes dans les villes9.

Les activités des Russes n'épargnaient évidemment pas leurs "protégés" chrétiens. Le Lieutenant-Colonel Chardigny, attaché militaire français auprès de l'armée du Caucase, signala de nombreux cas de pillage et de meurtres commis par des Cosaques dans les villages chaldéens de la région d'Ourmia. "Les chrétiens qui ont vu arriver les Russes comme des libérateurs n'ont plus aucune confiance en eux" écrit-il, en poursuivant : "S'ils les supportent sans trop se plaindre, c'est qu'ils savent que le départ des troupes russes serait le signal d'un massacre général... Le Consul de Russie lui-même m'a déclaré que si cette éventualité venait à se produire, les chretiens seraient les premières victimes, tellement grande est la haine et le mécontentement causés dans la population musulmane par les exactions des troupes"10.

La perspective de l'effondrement total des forces russes sur le front du Caucase et du Kurdistan devait être bientôt sérieusement prise en compte. C'est dans ce cadre qu'il faut envisager les divers projets élaborés à cette époque par les états-majors alliés. pour remédier à la défaillance russe. Un des plus importants fut élaboré en octobre 1917, très peu de temps avant la prise du pouvoir par les Bolcheviks, par le Général Niessel, chef de la mission militaire française en Russie; celui-ci écrit : "Toute action militaire contre la Turquie peut et doit s'appuyer sur une action de désorganisation politique de cet Empire hétérogène. L'entente a déja proclamé l'Arabie aux Arabes, elle doit continuer en proclamant le Kurdistan aux Kurdes...

Ce sera l'un des moyens d'action les plus efficaccs à employer sur le front du Caucase au moment où l'action militaire russe semble perdre de son ancienne valeur... Tous les efforts des Russes pour rattacher les Kurdes à leur cause ont échoué... Les pillages et les meurtres... ont beaucoup contribué à ce résultat".

Le Général préconisait l'installation à Van d'une commission interalliée chargée de mettre en oeuvre cette nouvelle politique et ajoutait : "Les Arméniens nous aideraient dans cette tâche bien que l'hostilité séculaire entre les deux peuples soit un fait historique". Le rôle dévolu aux Assyriens se lit en filigrane11.

Ce projet ne fut suivi d'aucun effet concret, mais il fut cependant discuté dans les sphères dirigeantes alliées et donna lieu à des discussions qui précisèrent les politiques de l'Entente dans le nouveau contexte. C'est ainsi que le Président du Conseil français, par l'intermédiaire du Maréchal Foch, définit les axes le la politique française dans un télegramme adressé le 15 décembre 1917 au Général Niessel, en réponse à ses propositions : "Le Gouvemement estime qu'il est possible de s'assurer à peu de frais le concours durable des Arménìens et de toutes les populations chrétiennes du Caucase... il considère, en revanche, qu'une manifestation de sympathie vis-à-vis des tribus kurdes serait de nature à nous aliéner les sentiments de ces populations chrétiennes... il ne croit pas opportun en conséquence de favoriser ouvertement la création du Kurdistan autonome... Le Gouvemement envisage cependant les possibilités offertes d'obtenir à prix d'argent le concours militaire des tribus kurdes"12.

Les objectifs étaient donc clairs : remplacer les armées russes sur le front du Caucase par des troupes issues des minorités nationales qui, unies par leur commune hostilité aux Ottomans pourraient tenir tête aux forces turques. Le rôle des Assyriens était, dans ce cadre, de tenir Ourmia et la région pour empêcher une descente turque vers la Mésopotamie.

Le concours durable des populations chrétiennes fut effectivement assuré à peu de frais, si ce n'est pour elles-mêmes, du moins pour les états-majors alliés.

Au vrai, il serait erroné de croire que la place essentielle prise par la France dans la constitution des bataillons assyriens relève d'un plan bien préparé et de decisions à long terme; elle relève plus sûrement du hasard. En effet, la base principale de l'action française sera la présence sur place d'une ambulance militaire forte d'une cinquantaine de personnes et commandée par le Médecin-Chef Caujole. Cette formation sanitaire militaire partie de France en mai 1917 rentrait dans le cadre d'un ensemble de mesures destinées à resserrer les liens entre les armées russe et française après la révolution de février. Trois autres formations semblables s'installèrent sur les différents théâtres d'opération. L'ambulance du Médecin-Chef Caujole fut désignée pour le front du Caucase, mais le lieu définitif de son installation fut laissé à la seule appréciation de son commandant. Après avoir pensé à Ahlat, il fut décidé, sur suggestion russe, de l'installer à Ourmia, ce qui fut fait au début du mois de septembre 191713. Dans un premier temps, sa mission essentielle fut de soigner les blessés russes, l'aide humanitaire aux populations locales ne constituant qu'une activité marginale. Les mìlitaires français devinrent vite le seul îlot de discipline et d'organisation. La désagrégation de l'armée russe se poursuivait en effet à vive allure, le stade final fut atteint avec la prise du pouvoir par les Bolchéviks. L'autorité était exercée par les comités de soldats mais ils ne purent ni ne voulurent empêcher l'augmentation dramatique des exactions commises par les troupes russes. Lors du pillage du bazar d'Ourmia en décembre, le comité du VIIème Corps déclara qu'il n'était pas de son ressort de “protéger les bourgeois persans contre les prolétaires russes”. Il est facile d'imaginer les sentiments des populations musulmanes qui reportaient évidemment leur colère contre tous les chrétiens. La Révolution d'Octobre eut aussi pour conséquence la signature d'un armistice russo-turc à Mossul, prévoyant entre autres l'évacuation de la Perse14.

A ce moment, la question de l'organisation des troupes assyro-chaldéennes se posait avec acuité à la France et à l'Angleterre.

Pour bien souligner l'accord général des Alliés, marquer solennellement leur engagement et donner le coup d'envoi au recrutement, il était nécessaire d'offrir aux Assyro-Chaldéens des perspectives motivantes. C'est dans ce but que fin décembre 1917 venant de Van où il était chargé de la liaison avcc les Arméniens, un officier anglais de la Mission militaire britannique au Caucase, le Capitaine Gracey, vint à Ourmia. En présence du Médecin-Chef Caujole, du Lieutenant Gasfield, du vice-consul de Russie, du Docteur Shedd de la Mission presbytérienne américaine et de tous les notables chrétiens, "il exhorta le peuple assyro-chaldéen à prendre les armes" promettant que les revendications de cette nation seraient alors examinées dans le meilleur esprit à la future conférence de la Paix15.

Cette visite du capitaine anglais est demeurée une date essentielle dans la mémoire collective des Assyro-Chaldéens; les promesses faites à cette occasion furent, pour eux, la cause essentielle de leur engagement, elles seront constamment rappelées après la guerre et reviendront comme un leitmotiv dans leurs revendications.

A partir de là, le travail d'organisation des bataillons assyriens put effectivement commençer. Pour compléter le personnel déjà présent, l'attaché militaire français à Tiflis décidait l'envoi à Ourmia, où il arriva à la mi-décembre, du Lieutenant Gasfield chargé spécifiquement de la formation des troupes chrétiennes. Il constituait la troisième base du dispositif français avec l'Hôpital et son Médecin-Chef à qui le Lieutenant-Colonel Chardigny donna pour mission de favoriser par tous les moyens le recrutement, et la mission des Lazaristes dirigée par Monseigneur Sontag, qui sut avec discrétion et efficacité user de son influence auprès des populations chrétiennes au profit de l'Entente16.

L'Angleterre adoptait un profil bas. Le Capitaine Gracey promit l'envoi des instructeurs, du matériel et des fonds nécessaires au recrutemcnt. Rien n'arriva. Cette défaillance souleva maintes interrogations ; l'extrême difficulté des transports l'explique largement. Cependant, il est difficile de ne pas y voir aussi le résultat de la constante et âpre rivalité franco-britannique au Moyen-Orient. A la même période s'ouvraient d'ailleurs de difficiles négociations entre les deux pays sur l'avenir de la Perse après la guerre : il est probable que la défaillance anglaise est le signe de vives réticences à s'engager dans une opération qui inévitablement compromettrait gravement les relations avec les populations musulmanes, même si dans l'immédiat son importance stratégique comme protection des flancs des forces britanniqucs et de la route vers Enzeli et Bakou était grande17. Le chef de la mission américaine et vice-consul des Etats-Unis apporta une aide précieuse. Disposant d'une influence et de moyens matériels considérables, il en usa de concert avec les responsables russes et français.

Peu de Russes étaient demeurés à Ourmia après l'armistice de Mossul. La plupart des soldats et sous-officiers étaient déjà partis. Seuls demeuraient des officiers, des personnels sanitaires et le vice-consul, Basile Nikitine. Ils dépendaient du gouvemement anti-bolchévique du Caucase. C'est ce gouvernement qui devait fournir les structures nécessaires au fonctionnement des bataillons assyro-chaldéens18.

Le premier problème crucial consistait à récupérer le maximum des arsenaux russes de la région. La tâche était ardue. De dures négociations furent menées avec le Comité du VIIème Corps par le Lieutenant Gasfield et Basile Nikitine. Elles donnèrent peu de résultats; le comité accepta de fournir quelques armes sous condition que les troupes assyriennes ne soient pas sous "contrôle réactionnaire" et qu'il les contrôle lui-même, afin qu'elles ne mènent pas une politique agressive. Mais son autorité s'effilochait et beaucoup d'armes étaient vendues aux Kurdes et aux Persans par les soldats sur le départ. Evénement lourd de conséquences, le considérable arsenal de Cheraf-Khane tomba aux mains des Démocrates de Tabriz suite à une négligence de l'état-major russe19. Cependant les résultats, quoiqu'inféneurs aux prévisions, étaient suffisants pour le court et le moyen termes.

Le problème du recrutement fut encore plus ardu. Il est nécessaire de l'examiner en détail, car il permet de mettre en relief tant les contradictions internes des Assyro-Chaldéens que la nature profonde de leurs rapports avec les Alliés. Les instructions données aux officiers français et russes étaient de former sous le nom officiel de "Corps Indépendant de l'Azerbaïdjan" des bataillons composés d'une part de tous les volontaires russes récupérables, d'autre part des Nestoriens (ou Djelos, nom d'une de leurs tribus sous lequel ils étaient connus en Perse), des Chaldéens et des Arméniens autochtones. Le tout devait être encadré par des officiers et sous-officiers russes, avec à leur tête un colonel spécialement envoyé du Caucase.

Il fut impossible de trouver le moindre volontaire russe, ni non plus de sous-officiers. Cette absence créa d'insolubles problèmes d'encadrement et sera très lourde de conséquences. On trouvait encore plusieurs officiers, mais les Français présents en dénonçaient souvent la médiocre qualité et l'état d'esprit déplorable; signe des temps, ils s'étaient constitués en une espèce de soviet d'officiers supérieurs, acharné à la perte du Colonel Boutakoff, commandant en titre des troupes assyriennes20.

Les officiers français, aidés par les vice-consuls de Russie et des Etats-Unis, se tournèrent d'abord naturellement vers Mar Shimoun Benjamin. Celui-ci, depuis son installation en Perse était devenu une autorité spirituelle largement reconnue dans les communautés assyrienne et chaldéenne. Se parant avec complaisance de son titre traditionnel de "Patriarche de l'Orient et de l'Inde", il s'imaginait assuré d'un glorieux avenir a la tête de l'Empire assyrien reconstitué. Il promit aux officiers français de former rapidement une "vaste armée". Son autorité politique était cependant réduite, ne dépassant pas ses proches et sa garde personnelle, qui étaient d'ailleurs en grande partie installés à Salmas plus au Nord. La masse des Djelos était rétive à ses ordres. Le recrutement était si faible que le nombre d'officiers dépassait largement celui des volontaires. A peine le Patriarche réussit-il à installer dans les casernes d'Ourmia quelques Djelos, qui n'y restaient que quelques jours, avant de retoumer dans les campagnes environnantes. Car Mar Shimoun, tout à son rôle de "Pére de ses chers enfants", refusait résolument d'instaurer toute discipline militaire qu'il jugeait trop dure. De ce côté là, donc, les résultats furent à peu près nuls.

Les officiers français eurent beau s'épuiser en réunions et meetings, rien n'y fit. Il apparut que, le Patriarche n'étant d'aucune utilité, il fallait s'adresser directement aux chefs des tnbus. La décision était grave; c'était renoncer à toute formation militaire régulière et s'en remettre à un système de bandes d'irréguliers. Le manque de fonds, d'équipements et d'encadrement, dû à la carence britannique, poussait aussi à ce genre de solution21.

C'est à ce stade que se situe l'entrée en scène d'un personnage qui va jouer un rôle essentiel, Agha Petros. Sa biographie mérite d'être brièvement résumée pour mieux le comprendre.

Il existait au début du siècle une tradition bien ancrée parmi les tribus assyriennes du Hakkâri : l'émigration souvent temporaire vers les grandes métropoles du Moyen-Orient, ou même bien plus loin. Là, les immigrants assyriens se signalaient par leur ingéniosité à faire de la mendicité une activité lucrative et leur habileté à jouer sur les sentiments qu'inspirait cette minorité à des fins interressées.

Le jeune Petros Ellias de Baz s'inscrivait dans cette tradition et la porta même à un niveau presque admirable. Ayant émigré en Colombie britannique, il réussit à amasser une petite fortune en collectant des fonds pour la construction d'un orphelinat en Macédoine. Serré de près par la police canadienne, il se retrouve à Rome, où il réussit à se faire passer pour le chef d'une importante tribu, désireux d'amener ses sujets au catholicisme ; en signe de gratitude, les autorités vaticanes lui décernèrent une décoration officielle. Fort de celle-ci, il retourna à Ourmia, où les autorités ottomanes, impressionnées, le nommèrent Consul. Au début de la guerre, sous le nom d'Agha Petros il se range du coté russe et accomplit avec succès pour ses nouveaux maîtres diverses missions de reconnaissance dans les montagnes22.

Les ambitions du personnage étaient évidemment vastes et l'opposaient de plein fouet au Patriarche. Dès l'arrivée des officiers français, il s'employa à intriguer contre le chef spirituel, le decrivant sous le jour le plus sombre. La réputation d'Agha Petros inquiétait les Alliés, qui voyaient en lui l'archétype du "levantinisme". Le Lieutenant Gasfield et le Médecin-Chef Caujole rédigèrent de nombreux rapports où ils en écrivaient le plus grand mal. Après la guerre, ils s'opposeront, en vain, à ce que la Légion d'Honneur lui soit attribuée, moins pour les grands services qu'il aura effectivement rendus que pour irriter les Anglais dont il était devenu la bête noire.

Quoi qu'il en soit, l'échec total du Patriarche fit bientôt de lui un élément indispensable du dispositif allié; grâce à des moyens que l'on devine aisément, il avait réussi a s'attirer les sympathies de nombreux chefs de tribus ou de clans qui étaient les seuls à avoir quelque autorité pratique sur les Djelos. Lui-même s'avéra être un chef de guerre exceptionnel.

C'est ainsi qu'en janvier 1918 se mit peu à peu en place un système de milices; le mécanisme était simple. Agha Petros, usant de son influence etait capable de réunir rapidement plusieurs centaines de combattants djelos et de les mettre à la disposition des officiers russes et français. Le tout était fort éloigné d'une quelconque organisation militaire et restait purement tribal23.

En l'absence de sous-officiers, il fut tout à fait impossible d'inculquer aux Assyriens la moindre notion de discipline militaire. Ils passaient le plus clair de leur temps à piller les villages kurdes et azeris. Ces exactions étaient souvent particulièrement cruelles, mais en guerriers tribaux montagnards, issus d'une société patriarcale, les Djelos témoignaient d'un esprit chevaleresque, d'une hardiesse étonnante, d'une innocence presque touchante dans leurs rapports avec les Français et d'un attachement exclusif à leur clan. Tout cela faisait d'eux d'extraordinaires, quoique imprévisibles, combattants, et une force militaire dont seules de nombreuses troupes régulières turques pourraient venir à bout. On mesure aussi combien Agha Petros etait essentiel dans ce mécanisme24.

Les autres composantes du Corps Indépendant de l'Azerbaïdjan étaient très différentes. La population chaldéenne était socialement à l'opposé des Djelos. Commerçants et paysans dans leur majorité, plusieurs siècles de statut de "dhimmis" les avaient dotés de cette espèce de servilité hypocrite qui frappait beaucoup de voyageurs européens chez les chrétiens orientaux. L'occupation russe, la présence des officiers français et des guerriers djelos qui terrorisaient les musulmans, les avaient délivrés de leurs craintes ancestrales. S'étant constitués en comité national composé de divers notables et prêtres chaldéens, ils avaient accepté, à la suite de la visite du Capitaine Gracey de participer aux formations chrétiennes. Mais bientôt le comité, primitivement chargé des problèmes de logistique, se perdit dans de vastes projets de reconstitution de l'Empire assyrien. Son inefficacité fut totale. Les Chaldéens engagés étaient, sans surprise, dépourvus de toute valeur militaire25.

Il faut aussi noter la présence à Ourmia, arrivés à la suite de l'armée russe et demeurés après son départ, d'Arméniens et d'Assyriens issus des immigrations successives du XIXème siècle, venus des grandes villes du Caucase, au total quelques centaines d'individus. Organisés en bandes , ils avaient gardé tous les défauts de leurs correligionnaires sans en garder les qualités. Les officiers alliés les considéraient comme de véritables brigands. Leurs multiples exactions à Ourmia furent un facteur essentiel de la dégradation de la situation dans la ville26. Seule la communauté arménienne autochtone put foumir un contingent organisé régulièrement, et d'une certaine valeur opérationnelle. Au niveau des effectifs, il y avait environ 4000 Djelos rapidement mobilisables dans les environs d'Ourmia et un bataillon d'un millier d'Arméniens27.

Il va de soi que l'autorité des officiers russes était rien moins qu'effective; seuls disposaient d'une certaine autorité Agha Petros, qui s'imposait petit à petit comme le seul commandant possible des Djelos, et le Lieutenant Gasfield qui échappait au discrédit des officiers russes et en qui les diverses communautés voyaient le symbole de l'engagement français. Le tableau sera complété en signalant que les communications télégraphiques avec Tiflis, dont dépendaient Russes et Français, furent définitivement interrompues fin janvier et que les communications terrestres devinrent plus qu'hasardeuses lorsque le parti démocrate de Tabriz se saisit de la flottille assurant la navette entre les deux rives du lac28.

La tâche essentielle des officiers français était l'organisation des troupes nationales sur le front du Caucase, mais conformément aux instructions du Maréchal Foch, ils devaient aussi "s'efforcer d'obtenir à prix d'argent le concours militaire des tribus kurdes"; deux éléments rendirent le succès de cette mission pratiquement impossible; tout d'abord l'énorme passif laissé par les Russes quant aux relations avec les Kurdes; les états-majors russes n'eurent jamais de véritable politique dans ce domaine. Mises à part quelques alliances locales, ils laissaient la plupart du temps libre cours à la volonté de vengeance des nombreux Arméniens servant dans les armées tsaristes29; les résultats sont faciles à imaginer, et le nom de "Russe" a longtemps été utilisé au Kurdistan pour effrayer les enfants. Enfin, et surtout, mener une politique s'appuyant sur la distribution d'argent est difficile lorsque la pénurie de fonds est chronique. Malgré tout, les Alliés s'y essayèrent.

Les Russes étant hors jeu, Français et Anglais se divisèrent le travail. Le Capitaine Gracey insista pour mener, depuis Van, toutes les discussions avec les tribus au nord d'Ourmia, c'est-à-dire essentiellement Simko avec qui il entretenait des relations suivies. Une source anglaise met violemmcnt en cause un officier français, l'accusant de grossières maladresses dans les discussions avec le chef des Chekaks, visant sans doute le Lieutenant-Colonel Chardigny, qui de Tiflis engageait une ambitieuse politique kurde, tentant notamment d'utiliser l'influence de Kiamil Bedir Khan sur Simko. Sur place, les Français n'entreprirent de discussions qu'avec les chefs de tribus du sud du lac. L'interlocuteur principal du Médecin-Chef Caujole était Suleyman Khan, un important chef de tribu de la région de Rowanduz. Ayant vu ses territoires successivement ravagés par les Turcs et les Russes, il était prêt à une alliance militaire avec les Français. Les discussions se poursuivirent tout le mois de janvier et semblent avoir été près d'aboutir lorsque l'interruption des communications avec Tiflis, empêchant toute arrivée de fonds, y mit fin30.

Le rôle de la mission américaine mérite d'être mentionné. En retrait par rapport aux Français et aux Britanniques, le Docteur Shedd avait su grâce à une habile politique humanitaire, tisser un réseau de relations aves les notables de la région. Ces relations n'apportèrent rien de décisif faute de réelles perspectives; elles revêtiront une importance capitale après l'exode assyro-chaldéen; pour l'heure, elles permettaient aux Américains de disposer d'un espèce de service de renseignements très efficace; la mission elle-même était souvent gardée par des "Kurdes de la montagne, qui participaient aussi, à l'initiative américaine, à la police de la ville"31.

Les relations avec les Persans et les Azeris posaient des problèmes de toute autre nature. A l'origine, l'installation de l'hôpital français à Ourmia ne souleva pas de problèmes; elle fut plutôt bien accueillie. En menant des actions humanitaires en direction de populations si tragiquement touchées par la guerre, les Français y gagnèrent une certaine popularité; les notables d'Ourmia utilisèrent d'ailleurs longtemps l'hôpital français comme dernier refuge devant la vindicte des Assyriens32.

La situation changea rapidement lorsque débuta le recrutement dans les communautés chrétiennes. Elle était en effet singulière : dans un pays officiellement neutre, des officiers de pays belligérants s'activaient à recruter et à organiser des sujets révoltés d'un pays ennemi et des propres nationaux du pays d'accueil. Des protestations furent élevées par le ministre des affaires étrangères à Téhéran. Le ministre de France y répondit en arguant que les troupes ainsi levées n'avaient aucune intention hostile vis-à-vis de la Perse mais étaient simplement chargées de la défense du pays. L'affaire envenima longtemps les relations franco-perses33.

Au niveau régional et local, les réactions furent vives et moins diplomatiques; traditionnellement placés sous l'autorité du Prince héritier, Tabriz et sa région étaient alors soumis à l'influence dominante du Parti Démocrate. Les diverses factions s'accordèrent pour un temps à considérer les agissements alliés et le Corps Indépendant de l'Azerbaidjan comme hostiles. Débarrassées de la Russie et de sa pesante influence traditionnelle dans la région, elles entendaient bien en profiter. Il ne faut cependant pas voir dans cette politique un grand dessein islamique ou pan-turc; vu leur extrême débilité, les autorités de Tabriz étaient tentées de considerer les forces armées les plus proches comme ennemies, et les plus éloignées comme alliées; l'évolution pouvait être aussi rapide que l'évolution des rapports de force. Cela dit, l'hostilité à la politique alliée était profonde et de vives protestations furent élevées auprès des consuls de l'Entente à Tabriz. Les autorités d'Ourmia, dont le gouverneur était lui-même mêmbre du Parti Démocrate, adoptèrent une position encore plus virulente34.

Cette attitude ne faisait que refléter un sentiment général parmi les populations musulmanes. L'occupation russe avait été particulièrement dure, mais au moins s'agissait-il d'une armée régulière. Les exactions des Djelos et des Assyriens du Caucase, échappant à toute espèce d'autorité, étaient bien pires. Les musulmans voyaient ainsi tous les chrétiens comme ennemis; l'organisation de formations militaires assyro-chaldéennes ne pouvait donc être perçue que comme une grave menace. Un des notables de la ville résumait ainsi l'opinion des ses corréligionnaires : "Les Français veulent organiser une armée de chrétiens. Lorsque les Anglais et les Français s'emparent d'un pays, ce n'est pas comme les Russes, c'est pour toujours". Cette vive hostilité se diluait plus ou moins dans l'hypocrite humilité que les élites persanes avaient appris à manier au contact des Occidentaux.

Les rapports entre Alliés et musulmans étaient à ce moment, définitivement compromis. Mar Shimoun envoya aux autorités de Tabriz une lettre où il proclamait que la seule intention des Djelos et des Français était de lutter contre une éventuelle invasion turque, mais cela resta sans effet ; le projet de décoration des membres de l'ambulance pour leur action humanitaire fut abandonné, et à la fin du mois de janvier, le Médecin-Chef Caujole fut victime d'une tentative d'assassinat qui échoua de justesse35.

Au début de février 1918, la situation à Ourmia était catastrophique. Les relations entre chrétiens et musulmans avaient atteint un point de non-retour. Le Gouverneur de la ville, Idjelal-el-Mulk, selon les incertaines transcriptions des dépêches diplomatiques, publia un decret interdisant à tous les sujets persans de servir dans le Corps Indépendant de l'Azcrbaïdjan, puis aidé par les mollahs de la ville, décida l'armement et l'organisation de tous les musulmans.

A Ourmia même, le départ des toutes dernières troupes russes fin janvier laissait le champ totalement libre aux bandes de Djelos et d'Assyriens du Caucase; le pillage et le meurtre devinrent quotidiens, et dès la nuit tombée, les fusillades commençaient.

Parallèlement, profitant de la terreur qu'inspiraient les Djelos aux musulmans, les Chaldéens cherchaient à se venger des exactions qui avaient été commises contre eux en 1915, au moment de la première retraite russe; ces règlements de compte se traduisaient souvent par des assassinats. A cette période, plusieurs Chaldéens émigrés aux Etats-Unis revinrent à Ourmia pour se venger de ceux qu'ils considéraient comme responsables des malheurs survenus à leurs familles restées sur place. Beaucoup de notables musulmans ainsi menacés ne trouvaient de refuge qu'auprès des missions françaises et américaines, ce qui n'alla pas sans provoquer de sérieuses frictions entre leurs personnels et les Assyriens.

De plus, la famine et les épidémies commençaient à toucher la ville. Le typhus et le choléra se déclarèrent face auxquels l'hôpital français et les équipes de la Croix-Rouge russe restées sur place manquaient de moyens. La famine touchait surtout la masse des réfugiés kurdes. Les photos d'époque montrent des enfants mourant de malnutrition et rappellent beaucoup celles dont les médias sont aujourd'hui coutumiers; la famine frappait aussi de plein fouet les régions au sud du lac, où furent signalés plusieurs cas de cannibalisme36.

Une telle situation devenait de plus en plus instable, chacun avait conscience qu'une confrontation générale était inévitable et se préparait en conséquence. Quelques vaines tentatives de conciliation ne changèrent rien37.

Le gouverneur de la ville résolut de prendre l'offensive; il fit venir de Tabriz une centaine de cavaliers, dans un but d'intimidation plus que d'efficacité militaire. Le plan d'attaque prévoyait comme premère étape la neutralisation des 4 canons installés par les troupes chrétiennes aux abords de la ville. Les combattants musulmans, connaissant les habitudes des Djelos, étaient persuadés que les Chrétiens seraient incapables d'opposer une résistance organisée38.

La bataille commença le 22 févner au soir, la ville se trouvant bientôt divisée en deux secteurs hostiles. Cependant, les Djelos, qui à leur habitude s'adonnaient au pillage dans les environs d'Ourmia, purent rapidement arriver en masse dans la ville. Le Lieutenant Gasfield qui, depuis le rappel du Colonel Boutakoff, avait le titre de "Commandant par intérim du Corps Indépendant de l'Azerbaïdjan", était leur chef théorique.

Face à plusieurs milliers de guerriers aussi déterminés, appuyés par une artillerie directement commandée par des officiers russes, les combattants musulmans n'avaient aucune chance; le sort de la bataille était scellé. Aprés deux jours de violents combats, le soir du 24, reconnaissant leur défaite, des religieux musulmans se mirent à parcourir la ville à cheval, appelant au cessez-le-feu. Mar Shimoun, ainsi que les Français et les Américains, y étaient favorables. Le Lieutenant Gasfield signa lui-même l'armistice qui prévoyait entre autres, la remise des armes par les musulmans, la constitution d'un conseil national mixte chargé de l'administration de la ville, et la mise en jugement des responsables du déclenchement des hostilités39.

Il était prévisible que le vainqueur, quel qu'il fut, se livrerait à des atrocités contre les vaincus ; cela ne manqua pas d'arriver. Les officiers français décrivent de multiples scènes d'horreur; le Lieutenant parle d'une "orgie de cruauté bestiale"; il décrit ainsi l'attitude des Assynens du Caucase : "Je n'arrrivais pas à comprendre que des êtres humains puissent être aussi cruels... Ils se promenaient en bandes dans les rues et tiraient des coups de feu sur des enfants qui jouaient, sur des vieillards, ... sur des femmes, ... je leur declarais qu'ils méritaient d'être pendus pour leur barbarie et que si je les voyais encore une fois à une telle occupation, je les tuerais de mes propres mains. Ils me répliquèrent que si les Persans avaient été vainqueurs, ils auraient fait la même chose ; en effet, il n'y avait pas de doute..."40.

Le véritable vainqueur était Agha Petros qui s'imposa défintivement comme le chef militaire des Assyriens et contrôlait fermement Ourmia et sa région. La fiction du "Corps Indépendant de l'Azerbaïdjan" ne survécut guère et les relations entre les combattants chétiens et leurs officiers russes se dégradèrent rapidement; un tragique incident impressionna vivement toute la communauté russe : durant la bataille, les cosaques persans, seules troupes encore présentes, avaient plus ou moins pris le parti de leurs corréligionnaires; les officiers russes qui les encadraient ne réussirent pas à les en empêcher, ce que les Assyriens leur reprochèrent violemment. Le Colonel qui commandait les cosaques, jugea plus prudent de quitter Ourmia, mais il fut massacré peu après sur la route avec toute sa famille par des Assyriens.

De plus les querelles intestines se multipliaient entre officiers russes; peu après la bataille, le Lieutenant Gasfield avait cédé le commandement à un Lieutenant-Colonel, qui dut lui-même le remettre au Colonel Kousmine venu spécialement de Tiflis, avec 20 officiers subalternes. Le Lieutenant-Colonel accepta mal la chose et organisa une sorte de soviet qui prétendait se saisir du commandement. La manoeuvre échoua de justesse.

Une accalmie se fit jour après la bataille. mais fut de courte durée. Les massacres et les pillages reprirent avec une intensité accrue, alors qu'épidémies et famine allaient s'aggravant41.

La victoire avait encore approfondi l'antagonisme entre Agha Petros et Mar Shimoun; Agha Petros avait acquis un grand prestige auprès des populations chrétiennes et le Patriarche se trouvait isolé à Ourmia; il s'était beaucoup activé pour favoriser la signature de l'armistice, ce que nombre d'Assynens, privés d'une victoire totale, lui reprochaient. Le comité mixte dont il pensait sans doute user à son profit resta lettre morte.

Le conflit attint de telles proportions que les officiers français et russes redoutèrent bientôt une crise majeure. C'est pour y parer que le Lieutenant Gasfield et le Colonel Kousmine proposèrent au Patriarche de quitter Ourmia pour aller s'installer avec sa suite à Khosrowa, bourgade proche de Salmas, siège d'une dépendance de la mission des Lazaristes où séjournait déjà une partie de sa famille. Sa soeur en particulier y était installée; c'était une très ambitieuse quadragénaire de bonne éducation anglaise, qui devint bientôt son principal conseiller politique. Le Patriarche partit à la mi-mars avec 700 cavaliers et deux canons. C'est de sa nouvelle résidence qu'il décida de commencer une nouvelle politique kurde42.

En effet, les principaux ennemis des Assyriens avaient été jusque là les Perses et les Azeris; aucun affrontement majeur avec les Kurdes n'avait eu lieu. A Ourmia, les misérables réfugiés kurdes avaient pour habitude de visiter boutiques et habitations après les pillards Djelos. En fait, depuis l'echec des négociations franco-kurdes, aucun élément nouveau n'était survenu; seul Simko, que ses discussions avec les Anglais semblaient avoir rallié à la cause alliée, manifestait avec ostentation sa sympathie pour les Assyriens, et prétendait rechercher un accord avec eux.

Le Patriarche, résolu à reprendre l'initiative politique à Agha Petros, décida de répondre aux avances de Simko; une alliance assyro-kurde contre les Turcs aurait constitué un élément majeur, et lui aurait assuré une position prépondérante.

Poussé par sa soeur et prétextant une "mission de paix", Mar Shimoun se rendit à Konehcher avec une escorte de 50 cavaliers, répondant à une invitation de Simko.

A la fin du festin, alors qu'un "accord général" avait été conclu, des hommes du chef kurde postés sur les terrasses ouvrirent le feu. Le Patriarche et une grande partie de l'escorte périrent dans le guet-apens. Le meurtre était évidemment prémédité; la correspondance échangée entre Simko et Tabriz fut retrouvée et montre qu'il résultait d'un accord entre les deux partis. Les objectifs des autorités persanes étaient clairs, ceux de Simko moins; sans doute avait-il été plus ou moins acheté, sans doute aussi avait-il reçu des assurances des Turcs quant à leur projet pour la région.

L'assassinat fut accueilli avec enthousiasme par les musulmans; à Tabriz furent organisés des souscriptions et des envois de volontaires en faveur de Simko. Il souleva l'indignation générale parmi les communautés chrétiennes43.

Sitôt la nouvelle connue, un véritable pogrom anti-kurde eut lieu à Ourmia qui fit près de 500 victimes parmi les malheureux réfugiés de la ville. Les officiers alliés eurent grand peine à retenir les Djelos qui voulaient immédiatement mener une attaque de représaille contre les Kurdes de Simko. Deux colonnes, accompagnées de personnel sanitaire français, partirent le 20 mars : l'une commandée par Agha Petros passa par les montagnes, l'autre commandée par des officiers alliés passa par la plaine. Le but était de prendre Simko en tenaille44.

La colonne de la plaine, composée en grande partie de Chaldéens autochtones, fut retardée par une vive résistance et faillit se débander. C'est la colonne d'Agha Petros qui prit le repaire de Simko, au terme d'une attaque dans la pure tradition des djelos, étonnante de courage et d'audace. Le chef kurde s'échappa de justesse. Les forces assyro-chaldéennes sur le chemin du retour prirent la ville de Dilman qui fut pillée de fond en comble. L'expédition fut l'occasion de terribles représailles, beaucoup de villages furent brûlés et de nombreux Kurdes massacrés45.

L'allégresse qui salua, début avril, le retour des combattants chrétiens à Ourmia fut de courte durée. L'expédition victorieuse n'eut aucune conséquence stratégique favorable. La route vers Djoulfa et le Caucase était toujours barrée, et les stocks de munitions, dont les Djelos usaient avec abondance, diminuaient. De plus, le retour du printemps annonçait l'arrivée des troupes turques. Dès le début avril, de fortes concentrations de Kurdes hostiles renforcées de mitrailleuses servies par des soldats turcs, furent signalées vers Ouchnou et Saoudj-Boulak, au Sud. La menace se précisait aussi par le Nord46.

La première opération contre les Turcs fut lancée en avril dans la région d'Ouchnou. Les Djelos y remportèrent une brillante victoire qui étonna les officiers français.

C'est vers le nord cependant, que la menace était la plus grave. Suite aux divisions internes des Arméniens chargés de tenir le front d'Anatolie, l'armée ottomane put reprendre les grandes villes qui avaient été occupées par les Russes : Erzincan, Erzerum et Van. Cette avance entraîna un exode des populations et des troupes arméniennes.

C'est ainsi que vers la fin du mois de mars, talonnés parles Turcs, 25 000 Arméniens de Van, tant civils que combattants. trouvèrent refuge à Salmas. Le Lieutenant Gasfield, en tournée d'inspection, en profita aussitôt pour former de nouveaux bataillons arméniens, plus de 1000 hommes au total47. Cette arrivée massive aggravait dramatiquement les problèmes de ravitaillement.

L'encerclement d'Ourmia et de sa région était donc complet, sans autre espoir qu'une trés improbable avancée des Anglais par le sud. La gravité de la situation ne pouvait manquer de soulever des interrogations et de confirmer les doutes des Alliés.

Ces doutes s'étaient manifestés dès qu'il apparut que le Corps Indépendant de l'Azerbaidjan ne pourrait être une formation militaire régulière. Les exactions commises par des combattants qu'ils étaient censés commander, conseiller et assister, embarrassaient les officiers russes et français. "Primitifs", "forcenés", "brigands" sont des mots qui reviennent souvent sous leur plume pour qualifier les Djelos et les Assyriens du Caucase. Dans ce pays hostile et ravagé, qu'ils ne comprenaient pas, ces officiers ne voyaient que misère, perfidie et barbarie; que tout cela se retrouve dans leur camp et soit utile à leur cause, les gênait et les plaçait en porte-à-faux dans leurs appréciations.

Quant aux diplomates, leur situation n'était pas moins embarrassante. Sans aucune autorité sur le personnel militaire, dont ils ignoraient souvent les faits et gestes, ils enduraient un véntable martyre lorsqu'il s'agissait de répondre aux plaintes des autorités persanes. Le Consul de France à Tabriz se plaignit à de nombreuses reprises. Il ne manquait pas une occasion de conseiller le rappel de l'ambulance.

Le Lieutenant Gasfield était devenu son cauchemar; dans un de ses rapports, il écnt à son propos : "J'ignore quelles étaient ses instructions, ce qu'il fait et de quelle manière il a mis à exécution des ordres que je ne connais pas, toujours est-il que ses agissements ont soulevé les crialleries des Persans". Dans un bel exercice de langage diplomatique, aux autorités de Tabriz qui se plaignaient de la signature de l'armistice d'Ourmia par le Lieutenant, il écrit : "M. Gasfield... n'a eu qu'un but d'humanité..., s'employer à faire cesser ces malheureux évènements d'Ourmia et donner plus de confiance aux habitants de la ville. Cet acte ne me paraît donc pas répréhensible"48.

Les Americains devinrent trés hostiles : massacres et pillages ne pouvaient que compromettre les intérêts de leur mission. Sur place, ils étaient constamment en butte à l'hostilité des Djelos qui leur reprochaient de protéger les musulmans en leur donnant asile; le vice-consul fut même menacé de mort; peu à peu, à leur corps défendant, ils se retrouvaient de plus en plus impliqués et un des membres de la mission devint même une sorte de chef de la police d'Ourmia, position très inconfortable.

L'opinion des Russes était similaire. Le vice-consul à Ourmia, Basile Nikitine, en particulier, insistait pour que son gouvenement cesse de se compromettre plus avant.

Les Anglais, n'ayant aucun représentant sur place, étaient dans une position plus facile et prenaient surtout en compte leurs intérêts militaires.

Ces diverses considérations firent bientôt naître des divergences entre les représentants alliés; c'est ainsi que lors d'une réunion entre les consuls à Tabriz, à la fin fu mois de févrìer, Russes et Américains proposèrent l'abandon définitif de la politique de remplacement des troupes russes par des forces assyriennes, mettant en avant la perspective d'une entente avec le gouvemement persan sur la création d'une gendarmerie nationale encadrée par des officiers alliés et chargée de défendre les frontières. Français et Anglais firent obstacle à ce projet qui n'avait que peu de chance de se réaliser49.

Dès le début mars, les Russes marquèrent leur refus de s'engager plus avant, la Croix-Rouge suspendait son aide financière à l'hôpital français et ils refusèrent de tenir la promesse faite en décembre d'envoyer des forces régulières pour aider les Assyriens.

Début avril, l'état-major russe proposait une évacuation générale vers le Nord; effrayés par la perspective d'un tel déplacement de population dans un milieu aussi hostile, les vice-consuls russe et américain réussirent à faire reporter le projet50.

Malgré toutes ces préventions, le Médecin-Chef Caujole répugna longtemps à cette retraite qu'il pensait contraire à son honneur; de plus, les premiers succès djelos contre les Turcs l'avaient convaincu de la valeur de l'armée chrétienne. Plusieurs fois, il refusa de suivre les conseils du Consul à Tabriz, qui ne lui parvenaient d'ailleurs qu'avec difficulté et il s'opposa aux Russes. Finalement, c'est un ordre direct de Paris qui mit fin à ses états d'âme. L'ordre de départ fut donné par le Ministre de la Guerre, sur conseil du Ministère des Affaires Etrangères, que les rapports de son personnel en Perse avaient convaincu. A cette occasion, les autorités de Tabriz, anxieuses de se débarrasser des officiers français, facilitèrent de leur mieux la transmission du message. Simultanément, le gouvenement du Caucase rappelait tous ses nationaux51.

L'évacuation fut effective le 27 avril, via Tabriz; l'ambulance sera de retour en France en février 1919. Se refusant à abandonner leurs hommes, le Colonel Kousmine, plusiers officiers russes et le Lieutenant Gasfield décidèrent de rester. Il s'agissait de décisions individuelles, qui n'engageaient pas leurs gouvernements.

Ce départ fut durement ressenti : les musulmans voyaient avec effroi disparaître un de leurs refuges contre les Assyriens, le Médecin-Chef Caujole écrit à propos des réactions assyriennes : "Les chrétiens y voyaient un véritable abandon. Pouvait-on les en blâmer? Nous les avions poussés à prendre les armes, nous les avions aidés de nos conseils... et nous partions au moment où, malgré les tristes spectacles qu'ils nous avaient infligés, ils se montraient capables non plus seulement d'assouvir dans le massacre leurs haines séculaires mais enfin de réaliser le but pour lequel ils étaient armés, la lutte contre les Turcs".

Des Assyriens du Caucase formèrent le projet d'attaquer l'ambulance; ils en furent empêchés de justesse52.

Le désengagement français et russe parachevait l'encerclement par les Turcs. Le plus étonnant est que dans ces circonstances, les Assyro-Chaldéens purent encore résister près de trois mois, rendant ainsi un précieux service aux forces britanniques de Perse et de Mésopotamie.

Des affrontements entre les forces chrétiennes et turques se succédèrent tout au long du mois de mai; des détachements de la 5ème division turque au nord, et de la 6ème au sud furent, à chaque fois, vaincus; les nombreux prisonniers furent bien traités, alors que les Kurdes, en expiation de l'assassinat du Patriarche. étaient systématiquement massacrés.

Les autorités de Tabriz, désormais inquiètes du sort que réservaient les Turcs à l'Azerbaïdjan, envoyèrent vers Ourmia plusieurs commissions de conciliation chargées de ramener la paix entre les communautés; le prétexte officiel de l'entrée des Turcs en Perse était en effet la nécessité de châtier des sujets ottomans révoltés et de protéger les musulmans de leurs exactions.

Mais ces tentatives échouèrent, Ourmia resta le théâtre quotidien de pillages et de meurtres. De plus, le retour de la chaleur favonsait l'extension du choléra et du typhus, et les vivres s'épuisant, la famine se développait, frappant surtout les populations musulmanes victimes de pillages continuels53.

Début juin, le niveau des stocks de munitions était si bas qu'il etait devenu impossible de les gaspiller en des affrontements indécis avec les Turcs. S'imposait la nécessité d'une action décisive, ouvrant la voie vers le Caucase. Dans le même temps, suite à la signature du traité de Batoum et à la cessation des hostilités entre la République arménienne et l'Empire Ottoman, une force arménienne composée d'environ 5000 irréguliers commandés par le Général Andranik, franchissait la frontière, se dirigeant vers le Sud, dans l'espoir d'y rencontrer des forces anglaises. Cet évènement ouvrait de vastes perspectives stratégiques : l'encerclement des troupes turques opérant à l'ouest du lac d'Ourmia et l'ouverture d'une voie de retraite possible vers le Caucase, sans compter que la réunion des deux armées chrétiennes pouvait constituer une force redoutable. Il est difficile d'apprécier dans quelle mesure tout cela fut connu des Assyriens à Ourmia. Le Lieutenant Gasfield ne mentionne pas ces évènements, contrairement à d'autres sources54. Quoiqu'il en soit, les Assyriens ne purent profiter de l'occasion. Une source assyrienne, par ailleurs sujette a caution, mais ici confirmée par plusieurs témoignages, fait état d'un terrible massacre à Khoï. Pour éviter que les chrétiens de la ville ne fournissent de l'aide à Andranik qui s'approchait, plusieurs milliers de personnes furent massacrées, pour moitié des Armeniens autochtones, pour l'autre des réfugiés nestoriens installés là depuis 191555.

Dans l'espoir d'ouvrir la route du nord, il fut décidé d'attaquer les Turcs autour de Dilman pour dégager la route vers Djoulfa. La bataille commença le 12 juin. Les forces chrétiennes remportèrent plusieurs succés, mais le 18, un détachement de Djelos se repliait de sa propre autorité devant la cavalerie kurde, entraînant l'écroulement en cascade des positions assyro-chaldéennes. La panique se saisit des troupes qui entraînèrent avec elles les habitants chrétiens de Salmas; plus de 4000 personnes se replièrent ainsi sur Ourmia au terme d'un tragique exode, selon un scénario désormais habituel dans la région56.

Cet afflux de refugiés, qui furent installés dans un camp au sud de la ville, rendit la situation littéralement intenable. Le Colonel Kousmine pensa à engager des négociations avec les Turcs, afin de permettre l'évacuation des civils vers les lignes anglaises autour d'Hamadan. Un colonel russe et le Lieutenant Gasfield avaient été désignés comme émissaires, lorsqu'en désaccord avec cette initiative le comité national assyrien destituait le Colonel Kousmine et décidait d'assumer directement le commandement des bataillons chretiens57.

La situation en était là lorsque, au début de juillet, atterit à Ourmia un avion anglais dont le pilote était porteur d'un message du général Dunsterville, commandant des forces bntanniques en Perse. La joie fut intense mais l'espoir éphémère. L'aviateur n'annonçait pas l'arrivée prochaine de troupes anglaises mais informait les Assyriens que des hommes, du matériel et des fonds les attendaient à Saïn Kaleh, à environ 200 kilomètres au sud d'Ourmia, où ils devaient venir les prendre en charge pour les escorter à travers le Kurdistan. Le rendez-vous fut fixé au 23 juillet58.

Aussitôt une expédition fut organisée; une partie des forces chrétiennes commandée par Agha Petros et le Lieutenant Gasfield fut chargée d'attaquer la 6ème division turque au sud du lac, puis de rentrer en contact avec les forces anglaises. L'autre partie, commandée par un frère du Patriarche assassiné, qui avait été basée à Salmas et avait fui cette ville après la bataille de juin, fut chargée de tenir le front nord, le long de la rivière Nuzlu.

La colonne d'Agha Petros fut durement accrochée par les Turcs aux environs de Saoudj-Boulak; la décision ne fut emportée que par une charge de la cavalerie arménienne, les Turcs refluèrent vers Rowanduz. Le Lieutenant et Agha Petros décidèrent de laisser le gros de leurs forces sur place pour prévenir un retour offensif des Turcs, puis à la tête de 300 cavaliers s'engagèrent vers le Sud à la rencontre des Anglais. La route fut longue dans un terrain montagneux et hostile; le Lieutenant signala que ce fut la seule et unique fois où il réussit à imposer une certaine discipline aux Djelos qui s'abstinrent de piller et de massacrer les habitants kurdes.

Les cavaliers assyriens arriivèrent à Saïn Kaleh bien après la date du rendez-vous si bien qu'ils ne trouvèrent aucune troupe anglaise. Le contact fut établi sur la route d'Hamadan, 90 kilomètres plus au Sud, avec un escadron britannique. Il s'agissait de l'escorte d'un groupe de 10 officiers et de 15 sous-officiers qui avaient été désignés pour servir d'instructeurs aux troupes chrétiennes. C'était en fait l'aide anglaise promise en décembre qui arrivait avec huit mois de retard. Le commandement anglais ignorait la situation catastrophique d'Ourmia et pensait qu'il serait possible de tenir la place et protéger le gros de ses forces stationnées à Hamadan.

La présence d'un officier français à la tête des Djelos stupéfia les Anglais, qui malgré ses conseils décidèrent de s'engager vers Ourmia escortés par Agha Petros. La colonne fut très vite arrêtée par des bandes kurdes et battit en retraite59.

Le premier contact entre Anglais et Djelos eut lieu à la fin du mois de juillet alors que les nouvelles de l'effondrement d'Ourmia n'étaient pas encore connues.

Peu après le départ de l'expédition d'Agha Petros, il se répandit, dans les bataillons de Salmas restés à Ourmia pour défendre le front nord, le bruit que le chef chrétien les avait en fait abandonnés et s'était réfugié chez les Anglais; la rumeur trouva un terrain très favorable parmi ces hommes, fidèles du Patriarche assassiné, commandés par l'un de ses frères et donc très hostiles à Agha Petros. Très vite, ils commencèrent à quitter leurs positions et à refluer vers la ville où leur apparition déclencha une panique générale. Dans le désordre le plus complet, l'exode de tous les chrétiens d'Ourmia vers Hamadan et les forces bntanniques commençait. La 5ème division turque rentra sans opposition dans la ville le 18 juillet, sur les talons des derniers fuyards. Peu avant, de nombreux habitants musulmans avaient envahi les locaux de la mission française et massacré plusieurs centaines de chrétiens qui avaient préféré ce refuge à la fuite; parmi les victimes figuraient plusieurs religieux français dont Monseigneur Sontag assassiné par un notable musulman à qui il avait donné asile et qui convoitait les fonds de la Mission60.

L'exode lui-même fut une tragédie de première grandeur. La nation assyro-chaldéenne s'enfuit dans l'éclatement le plus total, sans aucune organisation, ce qui explique la disparité du sort des différents groupes; ceux des Djelos qui avaient pu se regrouper réussirent à tenir en respect Turcs et Kurdes et à se procurer du ravitaillement; les gens de Tiari par exemple arrivèrent avec plus de bétail qu'au départ. Les Chaldéens isolés subirent de plein fouet les attaques des tribus kurdes et de la 6ème division turque, la famine et les épidémies. Sur les 80 000 partants, arrivèrent à Hamadan moins de 60 000 personnes qui se succédèrent par groupes de taille variable tout le mois d'août et le début de septembre; elles retrouvaient là l'ambulance française, à laquelle les Anglais interdirent de reprendre ses activités. Ainsi s'achevait la première partie de l'exode des Assyriens et des Chaldéens; aussitôt arrivés, les Anglais les désarmaient et les envoyaient par groupe de 3000 à Baqubah56. Ce n'était qu'une étape sur le chemin; pour les survivants des massacres de 1933 en Irak, il continuait encore plus loin, jusqu'à New York ou Chicago.


Notes

1 - Note de la mission militaire française au Caucase. Juillet 1917. Archives du Service Historique de l'Armée de Terre (SHAT) 7N1640. Pour une étude de ces populalions, Cf. M. Chevalier, Les Montagnards Chrétiens du Hakkâri et du Kurdistan Septentrional, Publication du Departement de Géographie de l'Université de Paris-Sorbonne, Paris 1985,II+412 p.

2 - W. A. Wigram, Our Smallest Ally, London Company for Promoting Christian Knowledge, 1920, VI+57p. P.12 et suiv.

3 - E. Zavie, D'Archangelsk au Golfe Persique, Paris, La Renaissance 288 p. P.50 et suiv.

4 - W. A. Wigram, Op. cité, p. 13 et suiv.

5 - Intelligence Summary, General Headquarter of The Egyptian Expedionnary Force, 22 juin 1916, in SHAT 7N1283.

6 - N. Gasfield : "Au Front de Perse pendant la Grande Guerre- Souvenir d'un officier français", Revue d'Histoire de la guerre mondiale, 2ème année N° 3. juillet 1924. Paris, Alfred Costes, p.120-151 et B. Nikitine. "Nestoriens", Encyclopédie de l'Islam. tome II, p.957.

7 - W. A. Wigram. op. cité, p. 13 et suiv. et note du 2éme Bureau de l'Etat-Major. 14 novembre 1919. SHAT 7N1640.

8 - W. A. Wigram, op. cité, p.13 et suiv.

9 - Rapport du Lieutenant-Colonel Chardigny au sujet de l'influençe russe en Azerbaïdjan, 22 juin 1917. SHAT 7N762.

10 - Idem.

11 - Annexe N'2 au rapport d'ensemble N'3 du Général Niessel, chef de la Mission Militaire Française en Russie, "La Question Kurde", 22 octobre 1917 SHAT 7N762.

12 - Télégramme du Président du Conseil. Ministre de la Guerre au chef de la Mission Militaire en Russie, SHAT 4N762.

13 - Dr P. Caujole, Les Tribulations d'une Ambulance Française en Perse, Paris, Les Gémeaux, 1922, 177p., p. 32 et suiv.

14 - E. Zavie, op. cité, p.187.

15 - Principales raisons prouvant les Droits à l'Autonomie des Assyro-Chaldéens en Asie-Mineure, brochure éditée par Agha Petros. Paris. avril 1922

16 - Rapport du Capitaine Gasfield du 6ème Régiment de Hussards détaché en mission spéciale en Russie à M. le Ministre de la Guerre, 3 août 1919, SHAT 7N1640 et Dr Caujole, op. cité p.56 et suiv.

17 - Idem. et Caujole...p.60.

18 - E. Zavie, op. cité, p.160 et suiv.

19 - Dr P. Caujole, op. cité, p.64.

20 - Lettre du Médecin-Chef Caujole au Consul de France à Tabriz, 13 janvicr 1918, SHAT 4N762.

21 - N. Gasfield. art. cité.

22 - W. A. Wigram, The Craddle of Mankind. Life in Eastern Kurdistan , Londres, A. et Ch. Block, 1914, XII-373p., p.218-219.

23 - N. Gasfield, art. cité.

24 - Idem.

25 - Idem et Caujole, op. cité, p.58, 26- Idem.

26 - Idem.

27 - Idem.

28 - Caujole, op. cité, p. 72

29 - Rapport du Lieutenanl-Colonel Chardigny au sujet de l'influence russe en Azerbaïdjan. 22 juin 1917., SHAT7 N762.

30 - Lettre du Médecin-Chef Caujole au Consul de France à Tabnz. 13 janvicr 1918, SHAT4 N 1662; et Caujole. op. cité, p. 66 et suiv.

31 - Lettre du Consul de Russie à Ourmia. 14 janvier 1918 SHAT4 N1662 et Zavic. op. cité, p.212.

32 - Caujole, op. cité, p.45.

33 - Lettre du consul de France à Tabriz au Médecin-Chef Caujole, 7 janvier 1918, SHAT 7N1662.

34 - Caujole, op. cité , p. 60 et suiv.

35 - Idem.

36 - Idem, p. 74 et suiv.

37 - Gasfield, art. cité.

38 - Idem et Caujole, op. cité, p. 80 et suiv.

39 - Lettre du gouvemeur de l'Azerbaïdjan au Consul de France à Tabriz. mai 1918, SHAT 7N1662.

40 - Gasfield, art. cité.

41 - Idem.

42 - Idem.

43 - Lettres du Consul de France au Ministre de France à Téhéran, 19 et 24 mars 1918, SHAT 7N1662.

44 - Gasfield, art. cité.

45 - Idem.

46 - Idem.

47 - Idem.

48 - Lettre du Consul de France à Tabriz au Gouvemeur de l'Azerbaïdjan 14 mai 1918. SHAT 7N1662.

49 - Rapport du Médecin-Chef Caujole au Consul de France à Tabriz, 23 avril, 1918, SHAT 7N1662.

50 - Caujole, op. cité. p. 112 et suiv.

51 - Idem.

52 - Idem, p. 115 et suiv.

53 - Gasfield, art. cité.

54 - S. Afanasyan, l'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Géorgie 1917-1923, l'Harmatan, Paris, 1981, 265p., p. 55. - W. A. Wigram, Our Smallest Ally, op. Cité., p.44 et suiv. et Gasfield art. cité.

55 - J. E. Werda, The Flickering Light of Asia or The Assyrian Nation and Church, New York 1924. P. 220.p. 155 et suiv. Confirmé par note du Père Lazariste Decroozo sur les événements d'Ourmia en 1918, date inconnue, SHAT 7N1662.

56 - Idem.

57 - Idem.

58 - W. A. Wigram, op. cité, p. 49 et suiv.

59 - Gasfield, art. cité.

60 - Une lettre adressée au Consul de France à Tabriz le 26 avril 1915 par un religieux français présent à Ourmia, raconte en détail cet épisode. SHAT 20N1242

61 - Report of the Hamadan Refugee Relief Comittee. The Public Record Office, F> O. 371/3264-56440.